Science et psychanalyse : vers une approche transdisciplinaire des fondements de l’autorité et de la légitimité du chercheur

Publié le par webmestre

                                                                                                Ariane BILHERAN

                                                                               Normalienne (Ulm), doctorante (Lyon II) et

                                                  monitrice (Aix-Marseille I) en psychologie et psychopathologie cliniques 

 

                                                                                                François ALBERT

                                                                                     Docteur en Optique (Paris XI)

                                                       Cadre dans l’industrie en Optimisation des processus, formateur

 
« Presque toutes les descriptions dites « pures » sont ainsi nécessairement plus ou moins chargées à l’avance de théorie et ce d’autant plus que celui qui fait la description se l’avoue moins ».
Blankenburg, W. 1971 [1991] La perte de l’évidence naturelle. Une contribution à la psychopathologie des schizophrénies pauci-symptomatiques. Paris : PUF.p. 36.
 
 
Une Recherche qui serait « objective » et « neutre » dans ses liens à la société qui l’encourage, au politique qui la finance, à l’institution qui l’accueille, aux chercheurs qui la produisent, reste un idéal, sinon une illusion. C’est dans ce cadre sensible qu’il nous est donné de penser des notions aussi embarrassantes que celles d’autorité et de légitimité du chercheur. De plus, à l’heure actuelle, survient une interrogation croissante du milieu de la Recherche scientifique en France sur la validité des paradigmes épistémologiques traditionnels. Il semble qu’il faille renouveler ces paradigmes, et leur permettre d’accueillir des découvertes et des modes de pensée innovants. Á cet égard, nous souhaitons proposer un questionnement transdisciplinaire[1] sur les fondements de l’épistémologie au travers de l’apport croisé des sciences et de la psychanalyse, en distinguant préalablement la psychanalyse comme visée thérapeutique, et la psychanalyse comme théorie scientifique d’explication des lois psychiques. Dès lors, notre interrogation ne porte pas sur la psychanalyse en tant que pratique (nous laissons cette éternelle question aux adeptes de la polémique du pro et contra), dans la mesure où cette question demeure très affectivée, et surtout très subjective, sinon singulière, donc polémique (tel patient, tel analyste, tel règlement de comptes[2] etc.). Notre recherche se consacre en revanche à penser l’élaboration des paradigmes scientifiques en regard de la psychanalyse et de ses fondements heuristiques, en tant qu’elle est l’une des théories des lois du psychisme.
Dans le contexte de cet article, nous proposons de circonscrire notre analyse à l’éclairage d’une pensée de la recherche scientifique élaborée au travers d’un prisme épistémologique élargi par les concepts de la psychanalyse, elle-même dépouillée de ses scories dogmatiques et ce, afin d’interroger les fondements de l’autorité et de la légitimité du chercheur. Ce faisant, notre réflexion se limitera aux sciences dites de « l’observation » et la finalité de cet article consistera à proposer quelques pistes de réflexion et perspectives destinées à stimuler la pensée épistémologique, sans prétention d’aucune autre sorte.
Pour ce faire nous regarderons tout d’abord les critères de scientificité de l‘épistémologie actuelle en illustrant les limites de la science comme système du monde. Puis nous considérerons ce qui, dans les fondements de la psychanalyse, peut être envisagé sous un jour scientifique. Nous montrerons alors qu’il peut être heuristique de considérer certains concepts issus de la psychanalyse pour penser une épistémologie s’interrogeant sur l’autorité et la légitimité du chercheur. En conclusion nous dégagerons les pistes qui s’ouvrent alors dans cette fertilisation croisée.
 
1           L’épistémologique dans l’actualité
L’épistémologie traditionnelle qui fonde l’ensemble de la Recherche aujourd’hui en France est de plus en plus critiquée sur ses modèles et ses objectifs, qui régissent ses moyens. Les critères de l’épistémologie traditionnelle sont les critères positivistes suivants : objectivité du chercheur, dichotomie tranchée entre objet et sujet de recherche, objectivité des méthodes, et idéal de vérité une. En épistémologie, ces questions ont déjà été travaillées. Néanmoins, en pratique, il semble que nous continuions de nous fonder sur ces croyances positivistes.
Concernant l’objectivité du chercheur, Popper (1963, 1972, 1973) a montré combien elle était illusoire. Tout chercheur s’inscrit dans une formation, une histoire, un contexte social, politique et historique, et même des théories qui lui sont propres (voire singulières dans leur agencement au sein de la personne). Selon le commentaire de Bouveresse dans son livre sur Popper, « (…) il ne peut y avoir d’observation neutre. Toute observation suppose une théorie préexistante, par rapport à laquelle on puisse définir quel type de phénomène observer. (…) on ne peut explorer une région du réel que si l’on sait déjà quel type de phénomène on peut y découvrir. Il est arrivé dans l’histoire des sciences que l’on perçoive les mêmes phénomènes différemment en fonction de l’évolution des théories ; il est même arrivé que l’on néglige des phénomènes que l’on avait sous les yeux jusqu’à ce que la réflexion théorique vienne à en postuler la possibilité a priori. » (1998, p. 34). L’idéal d’objectivité du chercheur n’est donc, en pratique, qu’au mieux un idéal, au pire un leurre.
En outre, Popper critique l’idée, communément admise, selon laquelle toute connaissance de science expérimentale commence avec l’observation, une observation du chercheur qui serait non seulement « objective », mais encore productrice de problèmes à résoudre. Or, il est à se demander si l’observation précède véritablement le problème ou si, comme le pense Popper, le problème est corollaire de l’observation et la détermine donc, en lui ôtant sa prétendue « objectivité » : « Un problème est d’abord une surprise : une attente est déçue, les événements ne prennent pas l’allure que l’on prévoyait, il faut faire face à la situation. L’idée de problème suppose qu’il y a dès le départ des attentes théoriques. » (Ibid., p. 37). Á l’observation se mêlent donc des attentes et des dispositions qui lui sont au moins contemporaines sinon premières.
La dichotomie bien réglée entre objet et sujet de recherche ainsi que l’objectivité des méthodes sont elles aussi illusoires. De fait, l’interaction de tel objet de recherche et de tel chercheur doit être mesurée dans ses implications. Le chercheur n’est pas quelqu’un qui reste passif, engrangeant des informations provenant de son objet d’observation : il est déterminé par l’objet autant qu’il le détermine. Si cette affirmation est immédiate en mécanique quantique où la mesure est déterminante sur l’état d’un système, elle est notoire lorsque l’on écoute un chercheur présenter sa propre carrière. L’absence de corrélation entre ce vécu et l’interprétation des résultats n’est certainement pas un automatisme mais semble demeurer un idéal, ce qui n’occulte pas les efforts de certains chercheurs pour tenter d’y parvenir. Or la dichotomie positiviste régit toute une hiérarchie des savoirs, puisque ce qui se donne à voir comme objectif est le mesurable, le quantifiable. Cette échelle de valeurs met donc en exergue une séparation nette entre qualitatif et quantitatif, qui provoque une dichotomie entre sciences dites dures et sciences dites humaines, avec un préjugé selon lequel certaines sciences seraient plus scientifiques que d’autres, parce que leurs énoncés se vérifieraient aisément par des expériences mesurables reproductibles à merci, et que leur objet serait plus « objectif » que d’autres. Or, cette interaction entre l’objet et le chercheur peut s’identifier au plus près dans le processus de l’interprétation et de la synthèse des données quantifiables en une théorie qui, si elle est rationnelle, use de concepts qui ne sont pas forcément quantifiables. Cette interaction est bien plus déterminante que le statut en soi de l’objet.
Concernant l’idée de vérité une, elle est le fondement d’une certitude dogmatique. En tant qu’idéal toutefois, si l’on entend par idéal une visée inatteignable mais qui se pose en tant qu’horizon de pensée[3], elle est très stimulante et permet l’émulation des chercheurs dans leurs domaines. Quelques épistémologues modernes ont conçu que, ce qui pouvait être vrai dans un temps et un champ d’expérience donné n’est pas vrai en soi, mais est vrai relativement à ce temps et ce champ d’expérience. De fait, une théorie falsifiée, si l’on emploie la terminologie de Popper, reste une approximation valable à une certaine échelle et dans certaines circonstances, même si elle ne peut plus être acceptable dans l’absolu du point de vue de la stricte vérité (idéal) que cherche le savant. Les théories de Galilée et de Kepler restent fiables et fausses dans certains cas du point de vue de Newton, de même que la théorie de Newton est fiable mais fausse dans certains cas du point de vue de Einstein. En somme, les faits n’ont pas changé, seul notre regard et notre interprétation sur ces mêmes faits se sont modifiés. Toute théorie n’est pas vérité, mais est une hypothèse considérée comme vraie, tant qu’elle n’a pas été invalidée.
Dès lors, c’est dans ce cadre actuel que se pose la question de l’autorité et de la légitimité du chercheur en sciences de l’observation.
L’auctoritas est un terme étymologiquement surtout dévolu au travail d’historien. L’auctor (qui nous donnera également le mot d’auteur) est celui qui se porte garant de l’existence des faits, à l’image d’un Thucydide par exemple. L’autorité serait donc un qualificatif attribué à celui qui se porte garant de la vérité des faits, en ce qu’il atteste de leur existence. Le propre de l’autorité est d’être reconnue comme « naturellement » par les autres, et non seulement par l’auteur lui-même. En science, l’autorité serait donc de se porter garant de l’existence des faits, sans interprétation d’aucune sorte sur ces faits. Or, plusieurs problèmes se posent. Attester de l’existence des faits est tout sauf anodin. Car ce faisant, le chercheur sélectionne puis hiérarchise dans la description même. En ce sens, la description de l’existence des faits n’est jamais neutre de toute subjectivité. En outre, cette autorité ne peut être reconnue par le seul observateur. Elle doit être légitimée par la collectivité scientifique, puis l’ensemble du corps social (voir infra).
Pour ce qui est de la légitimité, elle n’est pas la légalité, qui consiste en un respect scrupuleux de la lettre de la loi. Elle relève de ce qui est considéré comme moralement juste, dans une interprétation de l’esprit de la loi. Concernant la science, seules des interprétations des faits peuvent être jugées légitimes. En un sens, la légitimité est corollaire de l’interprétation en tant qu’elle est un jugement sur la description même des faits, une tentative d’explication de ces faits. Dès lors, qu’est-ce qui (et sur quels critères) est estimé juste, dans l’interprétation des faits ?
En somme, puisque l’interprétation préside tant au sein du moment de l’autorité que de celui de la légitimité, la subjectivité se déploie dans un espace qui est loin d’être négligeable (quoique souvent déconsidéré). Il s’agit non seulement de la subjectivité du chercheur (description de faits à partir de leur sélection et leur hiérarchisation fondées sur des critères « subjectifs » et parfois non conscients, puis interprétations visant à expliquer leur existence et leurs corrélations, sur un plan théorique), mais également de la subjectivité de la collectivité scientifique toute entière, puisque toute science est fondée sur une croyance (voir infra).
En conséquence, il semble qu’autorité et légitimité doivent être pensées de pair, autour de la notion de jugement de valeur, que peut nous permettre d’appréhender la perspective psychanalytique.
 
2           La science comme système du monde
 Toute science empirique est un système qui tend à expliquer des phénomènes observés. Si l’on admet les postulats et la validité de l’argumentation qui fonde la suite du raisonnement inféré à partir des postulats, alors l’on admet le système du monde qu’offre telle ou telle science. Il s’agit d’une théorie, qui conditionne l’apparition d’autres théories, qui sont autant de parties du tout. La dette de l’épistémologie à l’égard de Karl Popper et de Thomas Kuhn est à cet égard considérable. Selon Popper (1963), il n’y a pas de théories vraies, il n’y a de théories qui n’ont jusqu’à présent pas été réfutées (ce que nous confirme l’histoire des sciences, comme dans l’exemple déjà cité : entre le système de monde ptoléméen et celui d’Einstein, les faits n’ont pas changé. Mais c’est notre regard interprétatif sur ces faits qui s’est modifié, à travers nos croyances et nos théories).
Selon Kuhn (1962), tout système théorique scientifique s’érige en paradigme, que la collectivité des chercheurs ne consent à remettre en cause que lorsqu’une anomalie invalidant le paradigme subsiste, malgré les efforts pour l’intégrer au paradigme. L’on peut parfois se demander pourquoi cette anomalie n’a pas été remarquée auparavant ou bien surtout pourquoi tant de débats naissent autour de l’interprétation des faits « anormaux ». Peut–on y voir des résistances de la communauté scientifique non seulement au cours de l’élaboration du paradigme, mais en outre de sa conservation, comme le suggère Kuhn (Ibid., p. 99) ? Nous y reviendrons en fin d’article.
On voit donc que ce système de connaissances a une méthode et parfois même un objet (domaine) qui évoluent au cours du temps. On voit aussi que les relations objectives vérifiables traduisent le caractère universel et reproductible de ces connaissances indépendamment de leur découvreur. Ainsi nos premières considérations sur le système scientifique montrent qu’il existe un en deçà de ces principes où le questionnement sur leurs fondements devient incontournable.
 
Ce système est toujours fondé sur des croyances individuelles (le chercheur) et collectives (la collectivité de chercheurs et le corps social). Concernant les croyances et le processus de légitimation du chercheur, une première croyance est celle de la conformité entre les postulats et l’observation. Or cette croyance n’est déjà plus « objective », comme nous l’indique l’anthropologue Barrett : « Quand un chercheur note des observations dites « brutes », ses jugements interprétatifs sont déjà à l’œuvre dans le choix de ce qui est pertinent, dans l’omission de ce qui est tenu pour acquis, et dans le fait de rédiger les données dans une prose qui les présente comme des « choses vues ». » (1999, p. 22). Une seconde croyance postule que cette conformité autorise à penser des interprétations comme si elles étaient autant de vérités (avec l’idée de leur infaillibilité mais aussi la limitation du nombre d’hypothèses possibles).
Ces deux premières croyances sont tout d’abord individuelles, souvent dans le contexte d’un petit groupe scientifique. Ceci ne les autorise et légitime que partiellement, du moins tant qu’elles ne sont pas reconnues par la majorité de la collectivité scientifique, presque pensée en tant qu’institution. Cette collectivité scientifique se fonde pour sa part sur une autorité et une légitimation sociale : derrière l’institution, il y a toujours un rapport au politique et à la société. Et toute société a ses idéaux propres qui déterminent son regard sur la science : par exemple, croyance à l’idéologie du progrès, croyance à la toute puissance explicative de la science, croyance à la qualification sociale du chercheur comme préjugeant de la qualité des ses recherches… En somme, toute société croit la vérité là où elle l’attend et, ce faisant, crée une science qui lui ressemble. Ainsi, les sociétés sans âme créent une science sans conscience (voir les expérimentations nazies, la course effrénée à l’armement, au clonage…).
Cette reconnaissance collective est très problématique relativement à sa neutralité affichée. Elle agit de sorte que soit entretenu, en critère de fond, le postulat qu’est statué comme vrai ce qui est reconnu par le plus grand nombre au sein des chercheurs (ce que l’on retrouve dans « l’évaluation par les pairs ») et qui traduit le rattachement à une autre croyance : l’adhésion du plus grand nombre induit la plus faible probabilité d’erreur. Cette croyance contrevient aux critères du discours vrai dans la rhétorique antique : « Un discours convaincant est celui dont les prémisses et les arguments sont universalisables, c’est-à-dire acceptables, en principe, par tous les membres de l’auditoire universel. » (Perelman, 1977, p. 31). Elle y contrevient, car l’universel n’est pas le plus grand nombre. Or, fonder un critère de vérité, en procédant par induction du plus grand nombre à l’universel est critiquable : cela suppose que le plus grand nombre « a raison », ce qui, moralement du moins, est un postulat dont la fiabilité devrait être reconsidérée (voir les moments historiques de folies collectives). L’on peut supposer qu’il en soit de même sur le plan scientifique. Dès lors, la reconnaissance comme légitime de telle ou telle recherche, à la fois au niveau de la collectivité scientifique, et au niveau de la société qui l’autorise, n’est jamais neutre.
Ainsi en est-il aussi de la légitimation du champ des objets de recherche. Selon Kuhn « […] l’établissement d’un paradigme apporte à une communauté scientifique, entre autres choses, le moyen de choisir des problèmes dont on peut supposer qu’ils ont une solution, tant que l’on tient le paradigme pour acquis. Dans une large mesure, ce sont là les seuls problèmes que la communauté considérera comme scientifiques ou qu’elle acceptera d’aborder comme tels. » (1962, p. 63). Il devient alors clair que les fondements des questions d’autorité et de légitimité (que ce soit celles du chercheur ou celles de sa recherche) sont intimement corrélés aux croyances fondatrices du paradigme de référence (telle la croyance fondatrice du paradigme ptoléméen : « l’homme est au centre du monde »).  
Enfin d’un point de vue plus individuel, l’objet même d’une recherche n’est pas forcément ni automatiquement choisi de façon hasardeuse. Il est d’ailleurs communément admis que les motivations ayant conduit tel chercheur à tel sujet n’ont pas nécessairement à être purement objectives. Il y a donc des questions d’intérêt. Toujours selon Kuhn : « Un homme peut se sentir attiré vers les sciences pour toutes sortes de raisons : entre autres le désir d’être utile, le frisson ressenti en explorant un domaine neuf, l’espoir de découvrir un ordre et le besoin de mettre à l’épreuve les connaissances établies. » (Ibid., p. 5). Mais ces motivations (fort peu « objectives ») qui ont orienté le choix de l’objet de recherche n’ont-elles aucune influence sur l’interprétation des résultats, si quantifiés soient-ils, concernant ce même objet de recherche ?
Le fondement de l’activité quotidienne du chercheur, son amont pourrait-on dire, est un lieu où « objectivité » et subjectivité se croisent dans la recherche, comme ils se croisent dans la vie et dans la création… Cet idéal positif d’objectivité ne pouvant être rigoureusement atteint, il est alors nécessaire que la nature proprement scientifique d’une découverte s’évalue dans le temps (par-delà les siècles), de par sa résistance à la critique (Popper) et aux changements politiques, culturels et sociaux. La question du processus de légitimation des recherches (et par voie de conséquence du chercheur) se fait donc à travers la collectivité scientifique afin de moyenner les « singularités » des nouvelles interprétations. Ceci nous permet de dissocier subjectivité et singularité, problématisant ainsi les caractéristiques universelles de la subjectivité.
3           Épistémologie et Psychanalyse : un double feedback heuristique
Une fois érigé une forme de panorama épistémologique actuel, il paraît intéressant d’offrir quelques perspectives de réflexion concernant les fondements de la psychanalyse elle-même. Nous considérons qu’une véritable posture scientifique à son égard se doit de se confronter sérieusement à cette question, sans sombrer dans des polémiques de tout ordre. Dans le cas contraire, il s’agit de positions dogmatiques qui ne tolèrent aucune réfutation.
 
La finalité de la psychanalyse dans ses prétentions scientifiques réside dans l’explication de lois universelles du psychisme, là où auparavant, l’on ne savait expliquer les phénomènes autrement que par les « maladies nerveuses » sur le plan médical, ou par des croyances superstitieuses sur le plan de l’opinion : hystérie considérée comme mal envoyé des dieux, rêves envisagés comme prémonitoires ou bien voie frayée par la divinité pour se manifester (voir la réflexion d’Aristote sur cette opinion, 1995 : il est intéressant de voir l’effort du sens commun pour penser les rêves comme au moins dotés de signification, et au mieux comme expression de la divinité)…
Á cet égard, la position de la psychanalyse consistant à proposer une explication rationnelle pour ce qui jusqu’alors était posé comme irrationnel, mérite d’être considérée. En ce sens, la psychanalyse pense et intègre ces « anomalies » à un système où elles deviennent expliquées. Il peut d’ailleurs paraître étonnant de mesurer à quel point certains grands chercheurs en sciences de l’observation sont aussi de grands superstitieux, comme s’il pouvait y avoir une rationalité dans la science établie, et une irrationalité en pratique que personne n’ose interroger. Á vouloir écarter trop hâtivement de l’arène scientifique la psychanalyse, nous sommes donc condamnés à refuser toute tentative d’explication rationnelle de ce qui apparaît comme irrationnel et tout à fait inexpliqué (actes manqués, rêves dits prémonitoires, lapsus…). Ce faisant, l’on contrevient, par pure pétition de principe, à l’une des ambitions majeures des sciences d’observation, à savoir expliquer rationnellement les phénomènes du monde en tant qu’ils seraient régis par des lois, bien qu’ils nous apparaissent pourtant, au premier abord, incompréhensibles. Et l’on se suffit de l’irrationnel, en guise d’explication.
Ce que propose donc la psychanalyse[4], c’est de penser rationnellement[5] le psychisme et ses lois. L’explication n’est pas ici causale, dans la mesure où la recherche de causalité s’apparente également à l’idéal de vérité une (en ce que telle cause produit nécessairement tel effet). Mais cette explication se rapproche davantage du « comprendre », à savoir chercher des raisons qui se distinguent des causes en ce qu’elles insèrent une dimension subjective (trouver des motivations), et permettent d’éclairer les phénomènes qui nous paraissent étranges, anormaux (irrationnels) dans nos pensées et nos comportements. La pensée épistémologique de la psychanalyse ne prétend pas autre chose, à moins de dérives dogmatiques qui peuvent se rencontrer dans tous les discours scientifiques et ne sont pas propres à la psychanalyse. Il est à se demander si d’ailleurs, l’explication scientifique toujours abordée sous l’angle de la causalité, ne devrait pas davantage s’inspirer de cette explication qui relève du « comprendre » en incluant, ce faisant, des raisons et non pas des causes, lorsqu’elle étudie le vivant.
Il s’agit donc, à partir de ces postulats, d’offrir une structure interprétative et explicative afin de rendre compte rationnellement de ces phénomènes, ce qu’à ce jour seule la psychanalyse permet à un niveau compréhensif. La pensée psychanalytique reste scientifique dans l’acceptation du fait qu’elle n’interdit pas que l’on puisse concevoir une autre théorie de compréhension des lois psychiques, plus probante (critère de falsification de Popper qui, quoi qu’il en dise lui-même, pratique avec la psychanalyse ce qu’il critique par ailleurs : l’induction d’un cas, la théorie des complexes d’Adler, à une théorie de prétention universalisante), et qu’elle se soumet au débat de savoir quelle pourrait être la théorie la plus éclairante pour penser ces phénomènes.
 
Concernant les fondements de l’épistémologie, l’apport de la psychanalyse est donc celui d’une grille interprétative d’observations qui peut permettre d’approfondir la question de l’activité psychique au sein d’une recherche, au même titre que tout travail de pensée. C’est en cela, pour reprendre l’expression de Freud, qu’elle est la troisième blessure narcissique infligée à l’être humain après la révolution copernicienne et la théorie darwinienne: la raison humaine n’est plus omnipotente au sein de l’esprit et même de la pensée humaine.
Comme nous le précisons supra, la science en tant que système a des visées explicative et universaliste que Freud qualifie de « vision globale du monde » (Weltanschauung) « Je pense donc qu’une Weltanschauung est une construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout, où, par conséquent, aucun problème ne reste ouvert, et où tout ce que à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée. Il est aisé de comprendre qu’une telle Weltanschauung fait partie des désirs idéaux des hommes. » (1915-1917, p. 170). Ces visées relèvent, quoique cela reste souvent inavoué, de l’idéal scientifique. Pour Freud, la psychanalyse s’insère dans le système des sciences en général (Ibid., p. 243) en ce qu’elle constitue un ensemble de connaissances et d’études de valeur universelle (au moins au sens d’intérêt pour tous les humains) caractérisées par l’étude du psychisme suivant une méthode déterminée et fondée sur des lois universelles vérifiables. Cette insertion de la psychanalyse dans la pensée scientifique permet, lorsqu’on lui fait le crédit de la considérer, de penser autrement le monde et la science, à travers une perspective qui n’est pas propre à la psychanalyse (quoiqu’elle soit majoritairement porté par elle), et qui est celui de mettre en lumière le socle de la Weltanschauung scientifique : « Elle [la Weltanschauung scientifique] affirme qu’il n’y a pas d’autre source de connaissance du monde que l’élaboration intellectuelle d’observations soigneusement vérifiées, ce qu’on appelle donc la recherche, sans par ailleurs aucune autre connaissance par révélation, intuition ou divination. (…) C’est à notre siècle qu’il était réservé de trouver l’objection présomptueuse qu’une telle Weltanschauung était aussi misérable que désespérante, qu’elle ignorait les exigences de l’esprit humain et les besoins de l’âme humaine. On ne saurait repousser assez énergiquement cette objection. Elle est absolument inconsistante, car l’esprit et l’âme sont des objets de la recherche scientifique exactement de la même manière que n’importe quelle chose étrangère à l’homme. La psychanalyse a un droit particulier à parler ici au nom de la Weltanschauung scientifique, parce qu’on ne peut lui faire le reproche d’avoir négligé le psychique dans l’image du monde. Sa contribution à la science consiste précisément dans l’extension de la recherche au domaine psychique. » (Ibid., p. 212-213).
Á ce titre la psychanalyse peut nous permettre d’interroger les fondements des sciences, leur enracinement dans le psychisme humain et donc d’interroger ces croyances qui fondent la « vérité » des postulats. La psychanalyse nous permet de revenir sur la position du chercheur comme auteur de croyance dans sa position subjective. Cette démarche doit se faire de façon rigoureuse, argumentée et vérifiable, de façon scientifique comme le rappelle Freud (Ibid., p. 227) : « La pensée scientifique n’est pas différente, dans son essence, de l’activité normale de pensée, que nous utilisons tous, croyants ou incroyants, pour régler nos affaires dans la vie. Elle n’a pris une structure particulière que dans certains de ses aspects, elle s’intéresse aussi à des choses qui n’ont pas d’utilité immédiate, tangible, elle s’efforce d’éviter soigneusement les facteurs individuels et les influences affectives, elle vérifie plus strictement, pour savoir si on peut s’y fier, les perceptions sensorielles sur lesquelles elle édifie ses conclusions, elle se crée de nouvelles perceptions qu’il n’est pas possible d’obtenir par les moyens de la vie quotidienne et isole les conditions de ces nouvelles expériences dans des (Ibid., p. 228) expérimentations intentionnellement variées. Elle aspire à atteindre une concordance avec la réalité, c’est-à-dire avec ce qui existe en-dehors de nous, indépendamment de nous, et qui – comme l’expérience nous l’a enseigné – est décisif pour la réalisation ou l’échec de nos désirs. Cette coïncidence avec le monde extérieur réel, nous l’appelons vérité. Elle reste le but du travail scientifique (…). » Son ancrage dans « l’activité normale de pensée » indique qu’elle peut être pensée par la psychanalyse dans ses fondements, pourvu qu’elle ait les mêmes aspirations scientifiques.
 
Ainsi il n’est pas lieu de faire du psychisme un objet des sciences de la nature (éradiquer l’existence de toute subjectivité), mais un objet avec ses lois de fonctionnement propres comme le cosmos ou le monde subatomique ont les leurs. Il ne s’agit pas non plus de faire de la psychanalyse ou de l’inconscient un dogme explicatif universel, dont l’une des célèbres illustrations consiste à juger nécessairement la critique des postulats de la psychanalyse comme une expression de résistances. Il s’agit là d’une interprétation purement dogmatique allant à l’encontre de la méthode spécifique à la psychanalyse qui veille à ce que les singularités du psychisme soient exprimées par un individu en tant que telles, et non érigées en modèle à portée universelle par celui qui les recueille. Face à un fait (la critique des postulats de la psychanalyse), il n’y a pas une interprétation de type causale (la personne a des « résistances »), mais plusieurs interprétations possibles en termes de raisons, qui relèvent de l’individu singulier (dont l’une des raisons peut être celle des « résistances », mais pas nécessairement ni uniquement). Il s’agit alors d’admettre l’indétermination tant que les fondements ne sont pas questionnés. En faisant le parallèle avec la physique quantique, il semble que cette posture d’indétermination ne soit pas épistémologiquement aisée à tenir de prime abord, puisqu’il a fallu près de cinquante ans pour que l’ensemble de la communauté scientifique s’approprie véritablement ce concept.
L’observation psychanalytique et son élaboration théorique procèdent par tâtonnements, et comporteront probablement encore diverses dérives propres à toute jeune activité scientifique. Loin de prétendre clore cette intéressante question du degré de scientificité de la psychanalyse, nous voudrions l’alimenter par les quelques considérations suivantes. Si l’on suit la vision kuhnienne de la science, la psychanalyse est une science. Fondées sur des arguments concrets et empiriques, issus de l’observation (par exemple, de l’observation de l’interaction entre mère et nourrisson), les théories psychanalytiques se réfutent entre elles par paradigmes (par exemple, paradigmes sur la psychose de Freud, de Klein, de Lacan, d’Aulagnier…). Bien entendu, il est très difficile de pouvoir étudier les lois du psychisme avec la même rigueur que pour une axiomatique, et avec un même niveau d’efficacité prédictive que la physique (hors de l’étude du chaos !), en raison de la nature complexe de l’objet même et des conditions de l’expérimentation. Or, cette complexité et la difficulté de l’expérimentation ne relèvent pas que de la psychanalyse, ainsi que le rappela Freud, dont on ne peut mettre en doute sa formation initiale tournée vers des modèles positivistes : « Sachez donc qu’il y a très peu de temps, les médecins d’une Université américaine se sont refusé d’accorder à la psychanalyse le caractère d’une science sous prétexte qu’elle ne permettrait pas de preuves expérimentales. Ils auraient pu soulever la même objection contre l’astronomie, car l’expérimentation avec les corps célestes est particulièrement difficile. On en reste réduit à l’observation. » (1915-1917, p. 34).
 
Malgré tout, cela ne saurait dire que nous ne puissions pas travailler dans le sens de l’acquisition progressive de cette rigueur et d’une connaissance approfondie de cette complexité. Il serait pourtant dommage, en occultant le problème sous prétexte de sa difficulté, de se priver de l’observation des lois psychiques et de son amélioration, en tenant compte de la position de l’observateur, de l’importance de la subjectivité insérée malgré tout chercheur dans sa recherche, ainsi que de l’interaction entre l’observateur et l’objet/sujet qu’il observe[6]
 
En conclusion, au-delà d’une simple lecture de l’amont du travail du chercheur où une partie de son autorité et de sa légitimité se fondent, les concepts de la psychanalyse permettent d’éclairer les fondements de l’épistémologie et de penser son propre rapprochement à cette dernière. Dès lors, il serait plutôt fructueux et nécessaire de comprendre ce qui, dans la psychanalyse, déroge à la définition traditionnelle de la science mais qui pourrait, par sa dimension novatrice, nourrir plutôt que desservir un renouveau des paradigmes scientifiques. L’absence de neutralité du chercheur que nous avons évoquée s’exprime aussi bien au sein de l’observation qu’au travers de l’élaboration d’hypothèses. Or, derrière l’absence de neutralité scientifique stipulée par Popper, la psychanalyse pourrait voir bien davantage que des présupposés théoriques, dans une approche complexe et soucieuse de ne pas réduire ni simplifier les phénomènes en jeu. Ainsi, la sélectivité dans l’observation, historiquement récurrente, les choix interprétatifs souvent divergents interrogent le statut de légitimité et d’autorité dans la conformité de l’interprétation aux faits observés. Est-ce une conformité à une vérité ou bien à une interprétation tributaire d’un contexte psycho-socio-historique ? En outre, derrière les résistances évoquées par Kuhn, dans quelle mesure est-il possible de déceler des résistances d’ordre psychologique, à la fois singulières et collectives ?
            Á cet égard, une approche constructiviste (Le Moigne, 2001) propose des pistes qu’il serait intéressant d’approfondir lorsque l’activité de recherche est envisagée sous forme de projet. Cette approche permet de ne pas corroborer la pensée positiviste d’une hétéronomie entre méthode, chercheur et objet. Leurs interrelations les co-influencent, les co-déterminent et sont largement alimentées par les motivations du chercheur. La problématique de l’interaction entre le « réel » extérieur au discours, l’expérience, l’observation et la posture du chercheur est celle qu’il nous parait pertinent de considérer afin de pouvoir penser ce que représentent la légitimité et l’autorité d’un chercheur.
Enfin, la théorie psychanalytique pose la question du « besoin de croire » qui motive le chercheur, son besoin de certitude, ainsi que l’implication narcissique de tout chercheur dans sa recherche. Or, le besoin de certitude et le risque d’inflation narcissique peuvent, parfois, lorsqu’ils s’étendent au niveau collectif, conduire à des discours dogmatiques, proches du fonctionnement d’un discours paranoïaque. Un regard psychanalytique peut nous apprendre à éviter les fraudes et/ou manipulations scientifiques comme les abus des sciences lorsqu’elles se lient à des systèmes totalitaires. Au fond, la question du discours scientifique comme fonctionnant sur une modalité paranoïaque ou non est essentielle : c’est une question proprement éthique interrogeant les rapports entre Science, dans ses dérives dogmatiques, et manipulation politique (ainsi que l’Histoire nous le montre, dans bien de ses sinistres épisodes).

Bibliographie (ouvrages cités)
 
Aristote. 1995. La Vérité des songes. De la divination dans le sommeil. Paris : Payot & Rivages.
Bouveresse, R. 1998. Karl Popper ou le rationalisme critique. Paris : Vrin.
Freud, S. 1915-1917. [1984]. Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. Paris : Gallimard.
Kant, E. 1781. [1987] Critique de la raison pure. Paris. Flammarion.
Kuhn, T. 1962. [1983] La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion.
Ladrière J. 1999. Rationalité. Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences. Paris : PUF. p. 799-801.
Le Moigne, J.-L. 2001. Le Constructivisme. Tome 1 : Les enracinements. Paris : L’Harmattan.
Nicolescu B. 1996. La transdisciplinarité, Manifeste. Paris: éd. du Rocher.
Perelman, Ch. 1977. [1997] L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation. Paris : Vrin.
Popper, K. 1963. [1986]. Conjectures et réfutations. Paris : Payot.
Popper, K. 1972 [1978] La connaissance objective. Paris : Aubier.
Popper, K. 1973. La logique de la découverte scientifique. Paris : Payot.

[1] Au sens défini par Morin et Nicolescu dans « La Charte de la transdisciplinarité », notamment aux articles 3 et 4 : « La transdisciplinarité est complémentaire de l'approche disciplinaire ; elle fait émerger de la confrontation des disciplines de nouvelles données qui les articulent entre elles ; et elle nous offre une nouvelle vision de la nature et de la réalité. La transdisciplinarité (…) recherche (…) l'ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse. (…) Elle présuppose une rationalité ouverte, par un nouveau regard sur la relativité des notions de « définition » et d’« objectivité ». Le formalisme excessif, la rigidité des définitions et l'absolutisation de l'objectivité comportant l'exclusion du sujet conduisent à l'appauvrissement. » (1996, p. 219).
[2] Ainsi, un titre tel que Le Livre noir de la psychanalyse est particulièrement polémique, et ne présage pas de sa dimension critique : comparer implicitement les « crimes » de la psychanalyse aux crimes des régimes communistes, en référence au Livre noir du communisme, augure plutôt d’une attaque idéologique.

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